par
Zarina Khan
« Moi, c’est l’Amour que j’aime.
Je l’aime de tout mon cœur. »
Fanny, 7 ans.
- Extrait de l’atelier d’écriture de l’école Champy à
Epinal -
I - La confusion.
Dans les Vosges, l'agglomération d'Epinal-Golbey-Chantraine bénéficie depuis de nombreuses années, d'un dispositif de prévention impressionnant. Comités de pilotage, réunions de quartiers, groupes de réflexion se multiplient.
Au cœur du dispositif : l'individu "en difficulté", la personne
"en difficulté". Public "en difficulté", Population "en difficulté",
quel est le sens de cette expression sans cesse utilisée ? Du "en
difficulté", on passe à des lieux où gravitent ces
populations qui sont, eux, des "quartiers difficiles", des "écoles
difficiles", des "cités difficiles".
Difficiles pour qui ? Pour les autres. Pour ceux qui ne sont pas "en
difficulté", ceux qui ont un logement, un travail, de quoi se nourrir,
de bonnes notes à l'école..., ceux qui participent au bon
cours de la société, sans faire de vagues. Il y a donc des
individus en difficulté et un "ensemble d'autres" que ces quelques
individus dérangent. Des individus en face d'un ensemble social,
qui s'est organisé dans un ordre qu'ils perturbent... Pourquoi ?
Parce qu'ils n'en font pas partie, qu'ils en sont exclus ? Parce qu'ils
ne veulent pas en faire partie, qu'ils veulent s'exclure de cet ensemble
organisé, s'en détacher, être remarqués pour
bénéficier d'un traitement individuel qui les dissocie de
la masse ?
Le premier paradoxe est là : l'action sociale se porte sur des individus repérés dans leur difficulté à "être avec les autres", à obéir aux normes sociales élémentaires, alors qu'il s'agit bien, à terme, de les réinsérer dans une collectivité.
N'y a-t-il pas là un hiatus entre « «l'assistance individuelle à personne en difficulté » et le projet d'une collectivité qui devrait tendre à intégrer chacun des membres qui la compose? Y a-t-il réellement un projet collectif ? Ou seulement le souhait d'absorber dans un ordre ouaté les différences des individus qui ne doivent surtout plus se faire remarquer ?
Lors de nos différents entretiens avec les responsables des services de prévention nous n'avons pu repérer un projet collectif défini. Cependant, le manque en est clairement apparu : le désir d'harmoniser les démarches des services, des secteurs, ne serait-ce que dans le cadre d'une même institution, revient dans tous les propos.
Le "faire" est présent à tous les échelons chez les acteurs locaux. Mais nous n'avons pu identifier un cadre commun, une politique globale qui fonde le sens des différentes actions entreprises et qui leur permettrait de résonner, de façon transversale, dans les différents secteurs de la vie de l'individu comme partie intégrante de la vie sociale.
Or "la politique" c'est-à-dire "la participation de chacun à la vie de la cité" est le seul cadre qui permette à un individu de se resituer dans un Tout et de se sentir responsable, à son niveau, de la bonne marche de l'ensemble.
Si la prévention ne s'opère pas dans le cadre d'une politique ou d'un projet collectif, elle tourne en rond. Il ne s'agit plus d'une démarche de prévention mais bien de normalisation de phénomènes asociaux dérangeants pour le plus grand nombre.
Or déranger est bien le meilleur moyen d'attirer l'attention des autres sur soi.
Perturber la vie sociale = être en difficulté = être, enfin.
Ainsi dénommé, l'individu attire le regard, l'écoute, la haine quelque fois, mais il met en route le processus de propositions et de négociations dans lequel il a le sentiment d'exister, même si c'est en négatif. La tentation d'exister est plus forte que l'abstraction policée de la solitude cernée d'indifférence.
Est-ce qu'on demande vraiment autre chose aux instances et associations qui œuvrent en prévention que de raboter tout ce qui dépasse, tout ce qui fait désordre et de préserver la tranquillité de l'ordre public ?
Depuis les années 70, on a multiplié ces instances et créé une nouvelle zone de travailleurs de l'ombre : ils ont pour mission "la production de la tranquillité publique". Je n'ai pas inventé cette formule. Je l'ai entendue à plusieurs reprises dans la bouche de "spécialistes en prévention".
Le terme économique de "production" en dit long sur la mise en place de cette zone tampon qui absorbe elle-même les individus qu'elle était censée réguler, quand ils sont en âge de travailler. Ainsi grand nombre d'agents locaux de médiation sont recrutés parmi les individus "en difficulté".
Tout se passe comme s'il y avait trois mondes : un monde normatif, un monde hors-normes, et un monde intermédiaire chargé de protéger le premier contre les perturbations du second. Le monde intermédiaire des travailleurs sociaux croît sans cesse, mal préparé à sa propre croissance, qu'il analyse dans un premier temps comme la conséquence de son propre échec au niveau local, source de culpabilité et de dévalorisation qui lui fait rejeter ensuite la faute en bloc sur les défaillances du système social.
En tout état de cause, la croissance de la zone tampon est due à une production de désordres sociaux en accélération. Une croissance qui ne satisfait personne. Ni les travailleurs (animateurs, éducateurs etc.) qui composent ce secteur, ni la population qui n'a pas le désir d'en entendre parler (comme elle préfère ignorer les symptômes d'une épidémie qui se répand), ni les responsables financeurs qui doivent du même coup admettre les limites des "politiques" de prévention qu'ils avaient mises en place et, au travers de chiffres déplaisants en augmentation, avouer leurs lacunes en matière sécuritaire. Or la sécurité publique demeure le point de focalisation de tout responsable politique.
Même si les chiffres de la délinquance sont en augmentation, l’agglomération m’a paru plutôt calme et le nombre d’individus « dangereux » extrêmement restreint. Tout se passe comme s’il y avait un mouvement contradictoire : d’une part, la moindre étincelle de violence ou de délinquance bouleverse le tissu social comme si le feu allait se répandre partout et à grande vitesse, d’autre part, on ne communique pas autour des actions de prévention pour ne pas « faire peur », ce qui réduit la portée sociale de tous les efforts préventifs.
C'est cette paranoïa sécuritaire qui est à la base
de l'ombre jetée volontairement sur les acteurs de prévention
et leurs actions. La sous-information fait partie du jeu.
Si le Conseil général des Vosges dépense 40% de
son budget pour l'action sociale, seuls 2% des Vosgiens savent que le Conseil
général est compétent en matière d'action sociale.
Cette sous information volontaire a pour effet la non-reconnaissance du
travail effectué. "Les élus ont le sentiment que ça
ne sert à rien". Pas de reconnaissance, pas de méthodologie
en action sociale, mais un "catalogue" du public en difficulté,
que les travailleurs sociaux se répartissent par "tranches" : les
0-6 ans, les SDF, les RMIstes, les 18-25 ans... J’ai entendu à plusieurs
reprises le même souhait : pourquoi ne pas remplacer ce découpage
artificiel par une action en prise sur la globalité de la vie d'un
quartier ? Pourquoi ne pas repartir de l'approche du cadre de vie ?
La première réponse est qu'il faudrait pour cela quitter le strict point de vue de l'individu pris dans sa catégorie d'âge et de statut et repasser par le fondement d'un projet collectif, qui obligerait les différents services à fonctionner en relais les uns des autres, en synergie.
Ce n'est pas une utopie. Cela appelle une restructuration des services sociaux, d'abord du point de vue de la formation. Pour travailler avec des humains, les acteurs de terrain devraient être capables d'appréhender les fonctionnements élémentaires des humains, dans leurs mouvements.
Faites-vous passer pour une personne "en difficulté" et allez au premier entretien qui consiste à bâtir votre "contrat d'insertion". Vous risquez d'en sortir gravement déstabilisé et en tout cas déprimé.
En dehors de la formation individuelle des travailleurs sociaux, il
y aurait aussi à former au sein des associations des équipes
capables, avant les votes sur les budgets,
- de montrer les résultats,
- de savoir faire participer la population aux actions,
- de dégager la qualité de vie sur un quartier,
- d'élaborer un bilan qualitatif auquel participerait chacun
des protagonistes.
Les responsables des décisions budgétaires doivent entrer en contact avec les protagonistes, si l'on veut éviter le caractère artificiel des bilans des associations fondés sur l'angoisse de ne pas voir la subvention renouvelée sur les programmations suivantes !
Le développement économique est la grande obsession de cette région. Or, d'une part le développement économique local est aujourd'hui tributaire du développement national et mondial ; d'autre part, on sait bien qu'il s'est bâti en période prospère, au détriment des rapports sociaux. La compétition a été le maître mot, même dans le cadre de l'école. Aujourd'hui, ce ressort est cassé.
Il s'agit d'entrer dans une phase nouvelle, qui consistera à mettre en place des systèmes de "tissage". La trame sociale est à inventer.
Il importe de faire émerger pour la population qui l'habite l'histoire de la région et des villes d'Epinal-Golbey-Chantraine, les passages qui les ont marquées, de réhabiliter le centre historique d'Epinal (l'âme d'une ville ne peut se fonder que sur l'échange ! ), de multiplier les liens entre le passé et le présent, d'expliquer les causes historiques des aberrations historiques d'urbanisme. Qui sait sur le plateau de la Justice, parmi les jeunes habitants, pour qui se sont construites ces habitations et quand ? Qui a habité dans ce quartier, et pourquoi ce ne sont plus les mêmes habitants aujourd'hui ? L'exploration du passé leur permettrait de mieux comprendre leur présent et quelques fois même les causes de ce qui leur paraît injuste, absurde aujourd'hui, et qui s'explique très bien dans un autre contexte historique. Ce n'est qu'au prix de la reconnaissance et de l’explication des erreurs et des choix d'opportunité qui se sont faits dans la construction d'une organisation sociale soumise à d'autres contraintes, qu'on pourra éveiller la notion d'une participation de chacun à une réhabilitation collective et explorer les bases d'une organisation à inventer.
Si le développement économique est au cœur des préoccupations, il est également au cœur des budgets de prévention. Le développement économique s'est substitué à la « politique ».
Ainsi on accentue le paradoxe et le fossé entre les trois mondes. On dit que la prévention est devenue une priorité.
Face aux monstres multiformes de l’insécurité, il faut agiter des épouvantails sur échasses ; s’ils échouent, la répression sortira de dessous leurs oripeaux et écrasera le désordre comme elle sait le faire, avec l’artillerie lourde.
La prévention est la dernière chance, dit-on, avant la répression. Stress des deux mondes : celui des travailleurs sociaux menacés par l’échec qui entraînera sa perte avec celle des non insérés encore et des exclus.
La prévention est « un robinet à fric ». Mais où va l’argent ? Dans l’investissement, dans le bâtiment… Pourquoi, dans le cadre d’un projet de prévention, est-il si aisé d’obtenir les budgets d’investissement… et si difficile d’accéder à un budget de fonctionnement qui pérenniserait la force d’une structure et des humains qui en sont les indispensables acteurs ?
Le taux de croissance du chômage ne fait pas baisser le taux de la bourse. Le taux de croissance de la consommation, lui, est vital. « Le robinet à fric » va donc arroser encore les mêmes marchés.
Vie au commerce, vie à l’investissement, vie à une autre planète, inconnue de la plupart d’entre nous, qui profite du monde de la norme parce que celui-là consomme, même si c’est à crédit. De tout en haut, cette planète des fortunes de la mondialisation réclame sans vergogne la tranquillité publique parce qu’elle est indispensable à la consommation.
Vers cette puissance abstraite qui tire les fils invisibles des marionnettes
ici-bas, s’élèvent, messages dérisoires, des signaux
de fumée…
Ici et là de très jeunes gens scrutent le ciel et les
guettent… pour se compter entre eux. Avec quoi allument-ils les feux qui
dessinent dans le ciel ces messages ? Avec des voitures qui brûlent
dans les quartiers.
II – La modification.
La place des travailleurs sociaux comme des responsables de services de prévention demeure pour chacun source d’angoisse. Pour bien faire ce métier, il faudrait que chacun d’entre eux se positionne dans l’action de modification du monde, en éveillant les individus « en difficulté » à s’approprier les outils qui vont servir à cette modification. Personne n’est dupe : la place qui est confiée au travailleur social est celle d’agent de normalisation et non pas de modification. L’argent est bien versé pour que l’on ramène à la norme les exclus. Les travailleurs sociaux se trouvent pris au piège d’une contradiction qui leur paraît insurmontable : la plupart d’entre eux entrent dans ce métier avec le besoin d’être au service, de donner, d’être utiles à d’autres et par là même de donner à leur propre vie son sens. Or, il sont payés pour réguler les désordres. Le résultat visible que les financeurs attendent de leur travail est cette production de tranquillité publique. Or comment amener à cette tranquillité des individus qui ont choisi, sur la base d’un profond sentiment d’injustice, de s’en exclure, sans aborder l’injustice elle-même, sans l’explorer avec eux ?
Il ne s’agit pas d’encourager ces quelques jeunes hors système à brûler les voitures mais bien de leur donner d’autres moyens que la violence et la délinquance pour exprimer leurs sentiments. Pour cela on ne peut faire l’économie de la clarification des sentiments et de leur acceptation. La confusion amène à ces extrémités : la spirale des échecs de la prévention vient du fait qu’elle s’attache à vouloir effacer le symptôme sans s’attaquer aux causes profondes. La voiture qui brûle n’est que la partie émergée d’un processus souterrain parsemé d’une accumulation d’humiliations et d’injustices, bien souvent vécues non par les individus eux-mêmes mais par leurs parents ou grand-parents. La délinquance n’est bien souvent qu’une réponse de désespoir et de refus d’entrer dans un système qui n'a pas respecté les proches. La norme ne peut pas être l’acceptation pure et simple de « ce qui est » lorsque « ce qui est » n’est pas tolérable.
Il s’agit pour le travailleur social de sortir de la place d’agent de normalisation pour entrer dans celle d’agent d’éveil. Le dialogue entre le travailleur social et les individus qu'il accompagne doit naître sur un postulat de base qui réunira les deux mondes : la vie sociale est à modifier. Et la modification de celui qui est « en difficulté » passe nécessairement par le fait de lui redonner confiance dans sa capacité à modifier ce qui est.
Croire en celui qu’ils ont à insérer dans l‘ensemble social est la condition sine qua non de tout acteur de prévention. Et cela ne peut se faire que si l’acteur local lui-même sort de son scepticisme et retrouve confiance en lui-même, en sa mission et par conséquent en son public.
Tout se passe comme si l’on ne répondait sans cesse qu’à la demande de ceux qui savent demander en négatif. De nombreux jeunes l’ont très bien compris ! « Si on casse un peu, qu’on est dans une petite délinquance qui dérange assez pour qu’on nous remarque, une négociation s’ouvre et on nous fait des propositions : si vous vous tenez « tranquilles », on vous aidera à réaliser votre projet. »
« Projet », mot bien incongru pour celui qui n’a qu’une
somme d’obstacles comme vision d’avenir et de handicaps comme souvenirs
du passé.
III La difficulté d’être toujours pionnier.
A la fin de la seconde guerre mondiale, la prévention était déjà à l’ordre du jour et la région des Vosges était « pionnière » dans la mise en place de son dispositif préventif. C’est sans doute la raison pour laquelle la qualité de réflexion des interlocuteurs responsables des différentes structures est tout à fait remarquable. A l’heure où certaines agglomérations entament une réflexion préventive sur la base de leur échec à faire face à certaines violences et à un taux de délinquance en accélération, celle d’Epinal-Golbey-Chantraine en est à une réflexion de restructuration profonde et à la manifestation d’un besoin d’évolution des principes préventifs. Elle fait face à une problématique que rencontrent les pionniers.
Un adolescent du Plateau de la Justice m’a dit « la prévention qu’ils font, c’est pour ceux d’avant, pas pour nous ».
Le fondement de la nécessité préventive s’est élaboré dans un contexte économique qui a marqué le dispositif. Il s’agissait de réguler et d’intégrer dans un contexte d’expansion économique des « cas » d’individus ou des arrivées de populations immigrées, tout à fait repérés dans le cadre de leurs problématiques spécifiques. Depuis les années 70, les spécificités ont commencé à se dissoudre et le profil des personnes à suivre a varié créant une « confusion » qui appelait une modification de la culture préventive. Les « pionniers » n’ont pas su garder leur avance.
Aujourd’hui cette confusion des genres se manifeste à travers un désir repéré dans toutes les structures : trouver un mode de travail « commun », un moyen de « faire face ensemble » à une dérive sociale dont chacun sent bien que personne en particulier n’en maîtrise les causes. Le mot « ensemble » est sans doute celui qui est revenu le plus souvent dans les entretiens que nous avons menés, autant avec les responsables qu’avec les jeunes dans les différents quartiers. Pour les jeunes, ce désir s’exprime comme un espoir de lutter contre un sentiment profond de solitude et par là d’impuissance à participer et à modifier le cours de leur vie dans l’agglomération.
Ce sentiment d’impuissance est à la base de la délinquance et de toutes les « conduites à risques ». « Puisqu’il n’y a pas d’autres moyens de s’en sortir que d’enfreindre la loi, organisons-nous dans un « ensemble » parallèle au système social et à cette confusion dans laquelle nous n’avons pas repéré notre place. » L’infraction à la loi aussi se fait sur la base d’un ensemble, d’un petit nombre qui peut dessiner le cadre d’une « appartenance ».
L’honnêteté n’est plus une valeur en soi. Elle ne procède plus à une identification positive puisque contrairement à l’infraction à la loi, elle n’opère plus aucun effet de médiatisation. La médiatisation positive n’existe pas, sauf dans le sport. Et dans l’agglomération, ce n’est pas un hasard si le sport et toutes ses manifestations occupent une place extrêmement importante dans le discours des jeunes. C’est le seul espace où l’individu peut tenter dans le cadre d’un « ensemble » de « gagner » et ainsi de se faire remarquer, pour enfin sortir de l’inexistence. Pour eux, le sport permet d’apprendre le sens de l’équipe et de la convivialité. Il n’en reste pas moins fondé sur un esprit de compétition. « S’en sortir » sera là être le meilleur, profiter de l’intégration à l’ensemble, pour être « remarqué » : exister, en tant que « champion », être remarquable, être respecté, être.
Pour certains, la délinquance participe au même processus, en négatif. Celui qui va réussir un coup atteindra à ce sentiment d’existence dans la bande à laquelle il aura prouvé sa « valeur ». S’il est pris, cet effet ne sera pas enrayé, au contraire. La sanction, elle aussi, devient une marque d’existence. La prison, la « peine » sont aussi des instruments de médiatisation efficaces. La seule différence est que, dans le cadre de l’infraction à la loi, le moteur est le désespoir. Un jeune récidiviste m’expliquait : « Avant, j’étais enfermé dehors .En prison, je suis enfermé dedans. Où est la différence ? »
Ces individus ont renoncé à tenter d’entrer dans le système social dont ils se sentent exclus. L’échec de l’honnêteté des parents, des grands-parents qui n’ont pas réussi à « s’en sortir », qui se sont épuisés au travail sans avoir été pour autant « remarqués » positivement ou qui se sont retrouvés au chômage, malgré leur « valeur » de travailleur, participe à ce renoncement. La petite délinquance ne tient pas à la seule économie familiale et au désir de consommation. Consommer signifie ici « participer » à la bonne marche d’un ensemble dont on est cependant exclu. Trouver dans l’illégalité les moyens de s’intégrer au processus de consommation peut devenir le seul moyen d’appartenir à la société et de se positionner du même coup dans la résolution d’une frustration familiale.
Durant notre enquête, nous avons assisté à la naissance d’une association, « Ouverture », qui remet les parents et leur autorité au centre du débat sur la prévention. Refaire le lien entre les parents et les enfants est bien entendu une priorité. Mais toutes ces initiatives n’auront de sens que si, au-delà de la restauration de l’autorité parentale, un travail de fond se fait autour des valeurs familiales qui ne correspondent plus au besoin désespéré des enfants de trouver une voie nouvelle d’existence en tant qu’individu autonome. Si les enfants sont en rupture par rapport au modèle familial, ils ont pour cela de bonnes raisons. Les nier pour revenir à un modèle obsolète qui a fait la preuve de son échec ne fera qu’entériner leurs décisions d’autonomie, même si c’est une autonomie négative qui se structure « contre » et non pas « avec » et « pour ».
La seule voie possible est d'ouvrir à ces enfants, adolescents et jeunes majeurs des espaces d'expression intégrés à la vie de l'agglomération et que leur parole soit écoutée, prise en compte. Dans ce mouvement de rapprochement entre les enfants et les parents, les travailleurs sociaux sont au centre en tant que messagers, capables d’une double écoute, des « petits » et des « grands » puis d’être des porte-parole fidèles.
Chez les responsables des structures le désir de « travailler ensemble » se fonde aussi sur le sentiment d’être en échec, d’être dépassé par une évolution sociale dont plus personne ne maîtrise le cours. Chaque structure s’étant réparti des objectifs et des tranches de population cloisonnées, l’idée de « refaire le lien » s’impose. Trouver des relais, une dynamique commune, rapprocher les objectifs, inventer une synergie ; les adultes disent à travers ces souhaits leur désarroi devant une jeunesse qu’ils ne comprennent plus. L’extension de « l’adolescence » est un des symptômes de cette évolution. La crise d’adolescence ne se fait plus dans l’intervalle des âges qui constituaient un repère. Elle commence de plus en plus tôt et se termine de plus en plus tard. Les petits mineurs, les pré-adolescents s’inscrivent déjà dans les actes dits de l’adolescence, en s’identifiant aux plus grands, et les jeunes majeurs, ne s’inscrivant pas dans la dynamique de la vie active, la prolongent indéfiniment. La précarisation renforce la durée de l'adolescence. L'adulte par définition est stable. La répartition des objectifs des structures par tranches d’âge est ainsi mise en échec par une génération qui cherche à se stabiliser dans cette phase de "passage" déterminant qu’est l’adolescence. "Stabilisation dans un passage", nous sommes là dans une contradiction fondamentale. Prolonger ce passage signifie aussi le rejet absolu d’une mise en catégorie qui uniformise, amalgame, assimile dans le cadre de normes qui sont encore celles des générations précédentes. Ces tentatives d’uniformisation sont marquées au fer rouge par les effets que l’on connaît : l’avancée des nationalismes, des réflexes identitaires, qui mènent aux catastrophes des intégrismes, de la corruption, des inégalités sociales érigées en système, en toute impunité. Cette génération a conscience de ces pièges et n’en veut pas comme modèles. Mais elle se sent incapable encore d’élaborer des propositions.
Ce n’est plus l’ère de la révolte caractéristique de l’adolescence, du rejet de l’autorité qui permet de se construire pour réactiver l’ordre, en l’éclairant par l’apport critique et positif d’une modernité en marche. Il n’y a même plus dans les sentiments que nous avons recueillis auprès des plus jeunes, l’espérance d’une révolte qui renverserait l’injustice et permettrait l’émergence d’un monde meilleur puisque le sentiment d’impuissance a éradiqué les solutions possibles dans le cadre de la norme.
"On ne changera pas le monde. Alors empoisonnons-le."
Quand la vitre de l’avenir est devenue opaque, le présent tourne en rond et implose.
Le rôle des adultes est de lever par endroits le voile de l’opacité, de dégager des éclaircies, des chemins, des possibles parmi lesquels l’enfant aura à faire un CHOIX. Or l’adulte est lui-même pris au piège de l’opacité. Ses modèles ne sonnent plus justes par rapport à une situation d’ensemble qui lui échappe. Comment être un guide, et baliser un terrain lorsqu’il est devenu inconnu ? Les modèles se sont figés alors que le terrain est pris dans un mouvement qui ne cesse de s’accélérer.
La rupture entre parents et enfants ressemble étrangement à
celle qui s’opère entre les services de prévention et leur
« public ». Les modèles de culture familiale comme les
modèles préventifs ne s’adaptent plus à un terrain
en perpétuel glissement. Ceux qui ont fait la preuve de la réussite
sont aujourd’hui facteurs d’échec.
Dans ce désarroi général, la première réponse
est le réflexe de survie : le repli sur soi. Les communautés
recherchent dans leurs traditions des principes salvateurs, le nationalisme
permet le défoulement sur des boucs-émissaires, les parents
tentent de se regrouper entre eux, les corporations de se reconstituer
une force, les bandes s’enferment et s’approprient des territoires aussi
dérisoires que les halls d’immeubles et des bouts de quartier juste
pour dire qu'elles sont « contre ». Les structures de prévention
elles aussi, participent à ce réflexe et ont tendance à
travailler refermées sur leur territoires, leurs propositions, leurs
projets. Réflexe à court terme dont tous connaissent les
issues fatales et l’échec assuré.
Le second réflexe est l’individualisme à outrance : le « chacun sa peau » que les jeunes emploient volontiers.
"Puisque tout est pourri, que le bateau prend l’eau de toutes parts, je vais accélérer le naufrage de l’ensemble. Mais en piquant quelques planches, je vais peut-être pouvoir me construire un radeau et m’en sortir".
La croyance elle-même en cet individualisme forcené est
déjà imprégnée de la solitude qui l’accompagne
et qui dessine le cadre de son échec. De même le service de
prévention qui pourrait tenter seul « le projet génial
et salvateur » mesure l’impact à moyen terme de son échec,
si les autres services ne sont pas associés au projet pour en prendre
le relais.
IV - La Culture, âme de la Prévention.
Sans doute faut-il revenir vers le sens du mot "Prévention".
Si elle est perpétuellement liée dans son financement à la régulation des désordres et à la normalisation, on peut expliquer aisément l'augmentation de la délinquance des plus jeunes si ce n'est des "petits". En effet, attachée aux individus déjà estampillés "en difficulté", elle est sortie de son cadre pour s'affirmer dans la "réparation", la "restauration" et au mieux la "reconstruction" de ceux qui ont dérogé à la norme. Prévenir n'est pas négocier.
Prévenir n'est pas répondre à la demande.
Prévenir n'est pas calmer...
Denis Colinet de la Protection Judiciaire de la Jeunesse au niveau national me déclarait : « le niveau zéro de la Prévention, c’est dire, exprimer, mettre des mots sur les comportements ou les absences de comportements. Après seulement, on peut passer au « faire ensemble et construire . »
Dans son sens premier, prévenir est "devancer le désir de l'autre". Quelles sont les actions ici recensées qui projettent sur le monde de ces jeunes un kaléidoscope de désirs qu'ils n'ont même encore jamais imaginé ?
Lors d'un atelier d'écriture, je demandais à un groupe quel serait le mode d'expression que chacun aimerait explorer. Hésitations et rêves ont commencé à se profiler. Certains avaient le désir de s'inscrire dans un atelier "rap", d'autres dans l'étude de la danse, d'instruments de percussions, d'autres timidement formulaient qu'ils aimeraient apprendre à construire une "histoire", une histoire pour un film qui raconterait enfin leurs univers intérieurs...Puis, dans un silence, un adolescent a dit "est-ce qu'il y a un atelier pour ceux qui ne savent pas ce qu'ils veulent ? Un atelier pour chercher ce qu'on veut trouver ? " Quelques uns ont pouffé de rire mais la plupart sont restés graves.
Cet adolescent formulait courageusement son souhait de trouver un espace dans lequel il pourrait être guidé vers lui-même. Et ce souhait, les autres le partageaient. Ils étaient allés vers des "formes" artistiques et le mot "projet" est toujours associé à une forme, alors que le fond lui-même est toujours évité car il ouvre sur le gouffre des questions existentielles qui ne sont pas à l'ordre du jour. Il ouvre sur la recherche vertigineuse du sens qui angoisse tant les adultes qu'ils se préservent farouchement d'en aborder les divers chemins.
Or c'est bien dans l'exploration du sens que se situe la prévention. Comprendre le monde dans lequel on est, pouvoir intervenir sur ce monde et trouver sa place et les outils nécessaires dans le cadre de ces interventions, n'est-ce pas là ce que, dans chaque espace de vie, à l'école, dans la Cité, dans la famille, les adultes devraient être à même de proposer ?
Faire grandir des citoyens en herbe. Le projet démocratique de notre société n'était-il pas, à chaque étape de la vie de l'enfant, de lui offrir l'apprentissage des outils d'intervention qui permettraient à l'adulte qu'il allait devenir de faire le choix des modifications à apporter ?
Si ces outils, dont les premiers sont l'écriture, la lecture, la compréhension et l'analyse d'un texte, d'une situation, sont coupés de leurs objectifs, ils perdent tout intérêt pour celui qui apprend. Ils sont coupés de leur finalité de création. Ils n'ont plus de sens.
La culture m'a paru être la grande absente des interrogations et propositions des structures de prévention. Or l'élaboration d'une culture commune est le seul espace de rapprochement possible des humains.
Le mot "ensemble" est vide de sens s'il ne se fonde pas sur l'expression, dans des espaces communs, des interrogations fondamentales des humains. Les formes de ces interrogations sont multiples et passent nécessairement par la créativité de chacun, des adultes comme des jeunes.
Prévenir, c’est venir «en avance» vers l’autre, deviner à partir du potentiel que l’on discerne en lui, le désir qu’il n’a pas encore formulé, déplier l’éventail des possibles et l’accompagner sur le chemin choisi, juste le temps que ses pas soient plus assurés, et qu’il trouve son rythme de marcheur.
Si l'agglomération d'Epinal Golbey-Chantraine veut retrouver l'ambition qu'elle a eue d'être pionnière en action sociale, elle doit s’attaquer au tabou de notre société : l'élaboration d'une Culture démocratique.
Il ne s’agit pas seulement de l’accès à la culture pour tous, ni d’inviter chacun à entrer dans les maisons achevées des œuvres artistiques, mais bien de permettre à ceux qui, par un parcours personnel difficile, en sont exclus, de traverser l’espace de création en y déposant leur parole unique et riche pour qu’elle prenne sa place dans la vie culturelle de notre société.
Nous connaissons les obstacles à la mise en place d'une impulsion culturelle. Ne serait-ce que les lignes budgétaires "Culture" qui sont séparées de celles de l'action sociale. Pourquoi ne pas être une fois de plus "exemplaire" en proposant une transversalité Social-Santé-Prévention qui aboutirait à des "créations" culturelles, valorisantes pour tous les "acteurs" de ces œuvres ?
Rien n'est plus restaurateur de l'estime de soi, de la confiance interactive pour les adultes et pour les jeunes que la "fabrication" d'une œuvre commune qui prend sa place dans le paysage culturel local puis dépasse celui-ci pour atteindre au national.
Le succès que j’ai pu constater dans le retour des jeunes à
propos de l’atelier Théâtre de la Croisée, confirme
la nécessité de multiplier les expériences artistiques.
Il apparaît que les jeunes garçons et filles sont dans
un état de tension permanente, qu’ils expliquent par l’incertitude,
l’inquiétude des adultes qui les entourent…Déposer cette
tension au sein d’un espace de libre expression ouvre sur un « répit
». Ce répit est d’autant plus durable que les participants
assistent par l’alchimie de la création, à la métamorphose
de leurs tensions « lâchées » dans l’espace, en
objets forts de cohérence et porteurs de beauté.
La transversalité, les groupes de pilotage l'ont mise en place. Il manque aujourd'hui à cette transversalité son aboutissement : la fabrication des objets médiateurs vers lesquels convergent l'effort et la créativité de tous les services et au-delà de chaque individu.
Le modèle transversal est à consolider, à ancrer dans le réel. Je vois la nécessité de "cellules de création" ou "ateliers", comme des "chaudrons" où bouillonnent les potentialités de chacun, où viennent se poser les incompréhensions de chaque "acteur" pour arriver à une unité dans une forme artistique elle aussi transversale fondée sur les « correspondances artistiques ».
L'ouverture de ces espaces culturels qui ont pour objectif la fabrication d'œuvres collectives représentatives des talents de cette agglomération répondent aux désirs qui se sont manifestés au cours de notre enquête.
Les acteurs locaux de prévention ressentent les mêmes manques que les jeunes des différents quartiers pour lesquels ils travaillent. Il y a là une problématique commune qui, si elle se manifeste ici dans le négatif, permet d'envisager une résolution commune aux deux mondes interdépendants l'un de l'autre. La chaîne de fabrication d'œuvres collectives impliquerait tous les acteurs leur permettant de se rejoindre dans les effets positifs.
Car l’objet culturel médiateur a pour effets :
- L’émergence d’une image nouvelle et le fait de rendre "remarquable"
positivement les acteurs de cette création et tous ceux qui lui
ont permis de voir le jour.
- la reconnaissance de tous les acteurs impliqués dans cette
fabrication commune.
- la médiatisation de l'image positive
- la « thérapie sociale » qu'opère la création
collective
- la valorisation de "la place" de chacun en dehors de l'espace purement
économique et de travail.
- l'interculturalité nécessaire au rapprochement entre
les générations et les communautés.
- le rapprochement entre les problématiques rurales et urbaines.
- la concrétisation, œuvre à l'appui, d'une transversalité
appliquée.
- un champ fertile pour l'expression des sentiments des travailleurs
sociaux et de leur public. Formulation de la peur, la peine, l'amour, la
déception, le découragement qui jonchent le parcours d'une
vie : découverte du sentiment de l'autre, partage, libération.
- Et enfin, l’ouverture sur le monde, sur l’ailleurs » vers lequel
l’œuvre va voyager.
Concrètement, deux problèmes se posent : les budgets pour la création de ces "pôles artistiques" par quartier et comment relier les projets déjà proposés par les différentes structures à cette dynamique de création.
Pour le premier point, nous savons que nous entamons un chemin qui ne sera pas simple. Cependant dans l'agglomération, la qualité des responsables en place nous laisse supposer qu'ils seront prêts à faire, une fois de plus, ce pari innovant.
Le fait que la "santé" de l'individu passe par l'expression et la création n'est plus à prouver pour certains responsables de l'agglomération. Leur appui sera majeur. Convaincre les instances de "Culture pure" comme les services de la D.R.A.C. prendra sans doute plus de temps mais convaincre est un chemin obligé pour les innovateurs en matière de politique sociale. Cela demandera aussi d’exporter les concepts de cette expérimentation culturelle sur le plan national, autant vers le Ministère de la Culture que dans les réunions des D.D.A.S.S. et autres rassemblements et groupes de réflexion, afin qu’elle s’affirme et s’enrichisse.
Je ne prendrai qu'un exemple d'expérimentation de ce type. Lorsque
j'ai mis en route le processus de création d'un film de cinéma
dans une ville de Seine Saint-Denis, avec des adolescents dits "en difficulté",
les instances culturelles se sont tues dans un premier temps. Les premiers
financements sont venus de la Mission Santé, puis de la cellule
du conseil général "Prévention des Toxicomanies",
puis du Fonds d'Action Sociale et de l'Education Nationale. Le Ministère
de la Culture est intervenu en dernier à travers une avance sur
recettes après réalisation du Centre National de la Cinématographie,
lorsque le film existait. Il a fallu faire la preuve de l'existence de
"l'objet culturel" pour entraîner le budget culture dans ce processus.
Le risque était grand mais nous l'avons pris, persuadés que
si la Culture institutionnelle était prise en tenailles par tous
les autres secteurs, elle allait devoir céder. C'est ce qui s'est
passé. Ce projet a bouleversé en aval toutes les instances
et le Maire de la ville en question a déclaré à la
fin de cette création qu'il avait pris conscience des dysfonctionnements
de ses services , grâce à ce projet. La fin de cette création
a été le début d'une restructuration de fond des services
municipaux comme de la politique de la ville et des services des autres
secteurs de la région.
Le fruit de cette expérience me permet de croire que nous pouvons
impulser cette dynamique en amont. En sachant que la réussite de
cette opération a tenu aussi à la prise de risques de chaque
responsable dans son secteur. Lorsque le Préfet, l'Inspecteur d'Académie
et le Directeur départemental de la Sécurité Publique,
se rejoignent sur le fait que la création et la fiction qu'elle
engendre sont des facteurs essentiels de modification sociale, ils permettent
de bouleverser les "a priori" et "préjugés" de chaque secteur
qui sont les principaux obstacles à toute impulsion innovatrice.
L'évocation du festival Rue et Cie s'est faite quelquefois dans les entretiens avec les jeunes, accompagnée de critiques positives : "c'est bien", "c'est la fête", "ça fait plaisir". Le mot plaisir est essentiel mais en évoquant ce plaisir, les jeunes évoquaient à la fois la ponctualité de l'événement. Le travail culturel se fait à long terme. Les diffusions, représentations, festivals sont les parties émergées d'un processus permanent, qui viennent irriguer l'ensemble social. Les "chaudrons" bouillonnent tout le temps et dès qu'en sort ce qui va faire le plaisir, les nourritures spirituelles partagées à travers l'œuvre aboutie, d'autres ingrédients sont déjà en train de voguer à la rencontre les uns des autres, sur un petit feu qui ne s'éteint pas. Organiser ces chaudrons, maintenir la petite flamme allumée en permanence, n’est pas ce qui revient le plus cher. Les budgets existants devraient le permettre. La réhabilitation ou l’aménagement de certains locaux devrait être possible étant donné que les budgets d’investissement et d’équipement sont les plus accessibles… Ce qui demandera beaucoup d’attention sera la formation des référents de chaque cellule de création, puis la qualité de réalisation des œuvres pour laquelle il faudra faire appel à des professionnels, partie sans doute la plus lourde financièrement.
Nous avons été étonnés de voir à quel point les entreprises sont absentes de l’action sociale sur l’agglomération. Dans nos propositions, le rapprochement avec les entreprises s’impose. Elles doivent trouver leur intérêt à participer à ce processus de création dans son application transversale. L’entreprise a de fait une fonction sociale évidente, peu mise en valeur et souvent les « messagers » manquent entre elle et la population qui est entre autres sa clientèle. La mise en évidence du prestige que gagneraient les entreprises à faire partie d’un plan culturel innovant est à aborder en urgence.
Enfin ce processus de bouleversement nécessaire puisqu’il est appelé et désiré par tous autant dans les structures que chez les habitants repose sur :
- Une rotation des "postes" dans les services, le renouvellement des responsables par secteur. En effet l’installation dans un même poste, si elle s’avère efficace par la bonne connaissance du terrain, participe à une « routine » vite en contradiction avec le mouvement de la vie dans les quartiers. Changer de poste, d’axe de travail oblige aussi à changer de regard et à remettre en question les acquis.
- La centralisation de la création des projets et de leur accompagnement autour d'un chef de projet, garant de l’information, de la diffusion et de la « mise en série « des forces des partenaires, paraît indispensable. (Il semble que la mise en place du projet Rock’Epine ait fonctionné de la sorte avec un premier résultat encourageant pour la plupart des partenaires.)
- Relier les projets existants entre eux sur la base de thématiques de fond communes est tout à fait dans l’ordre du possible. En effet les projets dont nous avons pu prendre connaissance ont souvent les mêmes objectifs. Il est donc aisé de construire des passerelles entre les projets des services et des associations, surtout si on s’appuie sur l’école, au cœur du processus.
- L’Inspecteur d’Académie et l’Inspecteur d’Epinal et Chantraine
nous ont paru ouverts à la mise en place d’ateliers de création
autour d’une thématique commune qui pourrait relier les différents
niveaux. Intergénérationnel dans l’école, le projet
le serait encore davantage en s’ouvrant sur les quartiers à travers
les associations qui cherchent à toucher les parents. (Dans le cadre
de cette proposition, nous travaillons à un projet interactif autour
du thème de l’eau, élément naturel important dans
les Vosges et hautement symbolique dans toutes les cultures : l’eau est
porteuse de vie, du mouvement de la Vie.)
Il paraît opportun d’associer à un projet porté
par l’école, la Protection Judiciaire de la Jeunesse qui est plutôt
en aval du processus puisqu’elle a en charge des jeunes déjà
marqués par le sceau judiciaire.
- Les cellules de création ou les « chaudrons », porteurs des thèmes de ralliements, seront de fait les agents de liaison entre les différents projets. La mise en œuvre de ce processus ne peut se faire dans le cadre d’une seule année. Nous évaluons à trois ans l’élaboration et la mise en pratique de cette dynamique, ce qui appelle à une réflexion urgente autour de financements « pluriannuels », triennaux, même si les bilans d’évaluation doivent se faire par étapes, à la fin de chaque année scolaire plutôt que civile.
Dans l’atelier d’écriture du Plateau de la Justice, le jeune Karim a écrit :
« Je pense que les gens se donnent de moins en moins de but dans leur vie. Et quand il y a des jeunes qui se disent qu’il n’y a rien à faire, de jour en jour, ce n’est pas vrai. S’ils étaient objectifs, ils se réveilleraient ».
Il appartient aujourd’hui à tous les responsables et acteurs
de la Prévention dans l’agglomération de mesurer leur subjectivité
à celle des autres, afin de la dépasser pour dessiner le
cadre d’une politique commune, permettre à Karim de ne plus écrire
au conditionnel mais au présent et au futur, et commencer dès
aujourd’hui à composer la musique de ce réveil…